Au moyen âge, à Castelnaudary, une fraction importante de la population se livre au travail de la terre. Chaque matin, brassiers et boyers (laboureurs) quittent la protection des murailles ceinturant la ville pour cultiver les vignes et les champs alentour. Pour autant, c’est l’exportation vers l’Italie et jusqu’au Proche-Orient des draps de laine, des toiles de lin et de chanvre, ainsi que des futaines de coton, qui devient le moteur de l’essor économique de la cité du Lauragais et de son incroyable richesse malgré la Guerre de Cent Ans et la peste.
Les cathares filent et tissent la laine des moutons du Lauragais
Le travail du textile se développe dans le pays Lauragais, grâce aux vastes terrains incultes de la Piège et de la Montagne Noire, propices à l’élevage des bêtes à laine. Et surtout, dès le XIIème siècle, le Lauragais est marqué, comme on le sait, par l’implantation du catharisme dans les états du comte de Toulouse. Or, les cathares ne prélèvent aucune dîme comme le clergé catholique. Ils veulent vivent du travail de leurs mains. Ils se livrent donc, le plus souvent, au tissage, à l’exemple de Paul, qui, aux temps apostoliques, lorsqu’il s’appelait Saül, tissait des toiles de tentes et répétait : « Ayez à cœur de travailler de vos mains comme nous vous l’avons ordonné ». Le concile de Reims, en 1157, condamne « l’hérésie » qui se propage par l’intermédiaire « des plus misérables des ouvriers du textile ». Dans le Lauragais, un témoin avoue aux inquisiteurs qu’il a fréquenté deux tisserands de toiles hérétiques à Puylaurens. Guilhelme Lombard se rappelle que, toute enfant, vers 1205, elle leur portait des bobines de fil de laine. Et les tisserands hérétiques lui donnaient des noix et lui enseignaient le rite de l’adoration. En 1206, n’ayant encore que onze ans, Arnaud Gairaud est placé à Verdun en Lauragais chez les bons hommes cathares, maître Guibert et son compagnon, pour y apprendre à tisser. Les parfaits et des parfaites, surtout des parfaites, filent et tissent, de l’aube au crépuscule, dans leurs maisons-ouvroirs communautaires et font faire à des jeunes l’apprentissage simultané du métier et des pratiques de leur religion. Elles travaillent à façon et revendent leurs toiles aux marchands qui viennent les acheter à la foire à Castelnaudary ou Avignonet. On vient les ravitailler, les écouter prêcher, demander leur bénédiction et leur apporter de l’ouvrage. On leur fournit même du « lin d’Alexandrie » : c’est le nom donné à l’époque au coton. Les tisserandes cathares développent ainsi, une véritable industrie drapière : la première véritable industrie du Lauragais. Leur production est destinée à une clientèle locale.
Les tissus du Lauragais sont écoulés sur les grandes foires
Après 1300, une partie de la production drapière lauragaise est exportée par des marchands drapiers languedociens vers Toulouse et la Gascogne toulousaine, et aussi dans les grandes foires de Lunel, Pézenas, Montpellier et Montagnac (près de Béziers). Des draps de Villefranche et du Mas-Saintes-Puelles sont vendus également à Perpignan.
Au début du XIVème siècle, la draperie dans les villes et villages du Lauragais connaît un développent considérable, suscitant une spécialisation des métiers : on distingue les cardeurs (cardaires), les tisserands (tisseires), les pareurs (paraires) et les teinturiers (tenheires). Les métiers à tisser deviennent monumentaux et du coup, plus pénibles à manier. Ce sont dorénavant des métiers d’hommes, tandis que le filage demeure une activité purement féminine. Et cette activité connaît, à son tour, une révolution : la roue à filer. Elle permet d’obtenir un nouveau type de fil, moins tordu qu’avec le fuseau. Et puis, là où il fallait auparavant trois ou quatre fileuses de quenouille pour tenir un métier à tisser occupé, il n’en faut plus qu’une ou deux. Les fileuses de Castelnaudary installent le rouet devant leur porte, dans la rue ou sur la place. Or, le rouet est plus encombrant que ne l’était la quenouille et cela génère des accidents sur la voie publique. C’est pourquoi, les Coutumes de la Ville, en 1333, font défense aux femmes de filer dans la rue principale de Castelnaudary, « de façon à ne blesser ni homme ni bête ». Elles se replient donc, avec leurs rouets, dans les ruelles adjacentes et les arrière-cours (patis). Autre innovation : les pièces de drap sont pressées au moyen de moulins à foulon : les maillets de bois, mus par la force des cours d’eau rendent le drap plus ferme. Le moulin drapier de Labécède est en activité sur le ruisseau Argentouire, en 1272, et à Sorèze, sur le Sor, en 1280.
Les pareurs se dotent d’étendoirs à draps ou tendas. Il s’agit d’enclos entourés de hautes murailles et bien gardés où ils font sécher leurs pièces de drap en toute sécurité. Cinq de ces étendoirs sont mentionnés à Castelnaudary. Bernard Sabatier le vieux, de Labécède, vend à Bernard Sabatier le jeune la moitié d’un moulin qu’ils avaient en indivis avec une tenda « apte à étendre les draps de laines », à Labécède.
À Castelnaudary, on se pince le nez du côté de la Baffe
Au XIVème siècle, le violet de Castelnaudary est l’un des draps les plus prisés. Les teinturiers se plient aux commandes des donneurs d’ordre. Le quartier le plus à l’est de Castelnaudary, reçoit le nom explicite de la Baffe. C’est là, en effet, que sont regroupés les teinturiers qui s’affairent autour de leur cuve à teindre (en occitan, baffa, du latin baphium), d’où le nom du quartier. Les lieux sont nauséabonds et empuantissent la ville quand souffle le vent d’autan, car pour débarrasser les laines de leurs impuretés, on les met à tremper dans des bains d’urine fermentée. Les Coutumes de Castelnaudary, en 1333, désignent trois colorants naturels destinés à l’industrie drapière : le pastel, la gaude (gauda) et la garance (roya). Le pastel donne le bleu, la gaude, le jaune et la garance, le rouge.
Les années noires : la peste, les Anglais et la famine
Coup sur coup, au milieu du XIVème siècle, les malheurs, s’abattent sur le Lauragais et portent un coup préjudiciable à la draperie lauragaise. Un traité du commerce florentin rédigé vers 1343, « Pratica della Mercatura », fait état des draperies de Castelnaudary exportées jusqu’à Messine et Constantinople. Or, cette route maritime Constantinople-Messine-Marseille-Gênes-Narbonne est précisément la route de la Peste noire, apportée par les nefs génoises, en 1347. Pour l’anecdote, en 1353, Johanna, veuve remariée à un fabricant de galoches de Castelnaudary, est jugée pour s’être approprié les biens de son premier mari. Elle a vendu au fils de la servante du curé de Mireval, près de Castelnaudary, un peigne à tisser la toile (unum penche telerii) et une navette (navetam) ayant appartenu à feu son mari, qui était tisserand de son état avant de mourir de la peste en 1348. Comme quoi, la peste a endeuillé la moitié des familles du Lauragais et a fait des victimes parmi les tisserands et tisserandes du pays.
Peu de temps après, en octobre 1355, c’est le début de la guerre de Cent Ans. Edward, le fils du roi d’Angleterre, dit le Prince noir, ravage les localités du plat pays languedocien. Le chroniqueur français Jean Froissart raconte : « Les Englés chevauchèrent vers Avignonet, une grosse ville marchande, où on fait foison de draps… Ils vinrent au Chastelneuf d’Ari, une moult grosse ville et bon chastel et remplie de gens et de biens. Là, il y eût grande occision et persécution d’hommes et la ville fut toute courrue, pillée et robée et tous les bons avoirs pris et enlevés. Les Englés ne tenaient pas compte des draps, ni des pennes, préférant la vaisselle d’argent et de bons florins, et quand ils tenaient ung bourgeois, ils le retenaient prisonnier et le rançonnaient. » Quant au Prince de Galles, qui a emporté dans ses chariots l’immense butin jusqu’à Bordeaux, il écrit à l’évêque de Winchester : « et prismes nostre chemyn parmy Tholousane, où estoient maintes bonnes villes et forteresses ars et destruites, car la terre estoit moult riche et plentenouse ». On retient de ces témoignages que les bourgeois du Lauragais ont thésaurisé pas mal de florins (monnaie de Florence), dans la première moitié du XIVème siècle. D’où proviennent ces florins ? Ils sont le fruit, sans doute, de la vente des draps aux marchands étrangers qui utilisent cette monnaie, plutôt que la livre tournois française. Comme si cela ne suffisait pas, une crise frumentaire sans précédent, appelée dans les textes magna caristia, accable le Lauragais, en 1374-1375. Suite aux mauvaises récoltes de blé, le pain est hors de prix pour les plus pauvres, qui meurent de faim.
Quand le drap de Castelnaudary habillait le petit peuple italien
Castelnaudary aspire à redevenir la ville drapante florissante qu’elle était. Elle bénéficie de l’appui de Jean, comte d’Armagnac, lieutenant-général du roi en Languedoc, qui, à la demande des consuls de la Ville en 1356, accorde à la communauté des habitants, divers privilèges, notamment la libre exportation du blé et du pastel hors du Royaume de France. Des privilèges identiques sont accordés à d’autres localités du Lauragais dévastées : Avignonet, Montgiscard et Fanjeaux. Un acte de 1364 signale, parmi les marchandises vendues aux foires de Castelnaudary, le lin, la laine, la bourre, les filés, le drap au détail.
Dès lors, jusqu’à la fin du XIVème siècle la draperie lauragaise se tourne vers l’Italie. La correspondance et les livres de compte du banquier et négociant toscan Francesco Datini, mentionnent les centres drapiers expéditeurs les plus prospères : Castelnaudary, le Mas-Saintes-Puelles, Saint-Martin-Lalande, Lasbordes, Villepinte, Pexiora, Bram, Fanjeaux, Avignonet, Montréal, Revel, Saint-Félix, Caraman, Saint-Julia, Labécède, Saissac, Verdun, Villespy, Villemagne, Montolieu, Durfort, Sorèze. L’historienne Huguette Caldéran-Giachetti qui a étudié les Archives de la firme italienne à Prato, près de Florence, note que le signore Datini conduit ses affaires par l’intermédiaire d’agents établis à Montpellier. Elle observe que les balles de drap achetées par les italiens sur les foires sont acheminées par charrettes jusqu’au port d’Aigues-Mortes (pas encore ensablé). Là, elles sont embarquées sur des nefs génoises qui font voile vers l’Italie. À l’époque, le drap de Castelnaudary approvisionne essentiellement l’Italie centrale, Pise, Rome, Gaete, et au-delà les ports du Levant.
Au vu de sa piètre qualité, ce drap est qualifié par les facteurs de Datini, de bruschino, rugueux ou mischio, mélange de laines de qualités différentes. Cette draperie s’avère donc assez grossière mais elle convient malgré tout au petit peuple des cités italiennes. Car, elle est bon marché et surtout, elle tient chaud quand il fait froid. « Panni di Linghuadoco, panni da inverno », étoffe du Languedoc, étoffe d’hiver, dit-on sur les marchés italiens. Les prix varient d’une année sur l’autre. En 1392, les corsaires (corsali) écument la Méditerranée occidentale et les italiens hésitent à s’aventurer en mer avec leur précieuse cargaison. Du coup, les draps invendus s’entassent chez les marchands drapiers du Lauragais. Ces derniers sont disposés à faire des concessions avantageuses. Les facteurs italiens avisent alors, la compagnie que les prix des draps ont baissé : panni sono bassati ! Le 5 juin 1395, un certain Jacopo Ruspi écrit à la Datini que les draps, à Castelnuovo, Villapinta, Laborda, San Filicie, Rivello, Durfort, sont au plus bas et que c’est le moment de passer une nouvelle commande.
Le commerce du drap fait surtout la fortune des bourgeois
En 1411, des muletiers apportent de la laine de Toulouse aux foires de Castelnaudary et d’Avignonet. C’est le signe qu’au début du XVème siècle, les quantités exportées en Italie sont si importantes que la laine des moutons du Lauragais ne suffit plus à alimenter les métiers à tisser. Les tisserands sont poussés par les marchands drapiers à fabriquer toujours plus, au plus bas prix. A Castelnaudary, les jours de foire ou au marché du lundi, des taulas de la mersayria e lensayria (étals de la mercerie et de la draperie) sont louées sous la halle municipale, « a la ala de la vila ». Car la ville a édifié des couverts pour abriter le commerce du drap (ADA, 3 E 1493). Chose incroyable, le Languedoc, dans son ensemble, se hisse à la troisième place dans la production drapière de l’Occident, derrière l’Italie et la Flandre.
Derrière cette performance se cache une réalité sociale moins brillantes. Comme les Ciompi (travailleurs du textile de Florence à la même époque), les tisseyres du Lauragais restent misérables.
Comme pour le pastel, les vrais bénéficiaires de l’essor de la draperie sont les marchands. Ces bourgeois drapiers multiplient encore leurs profits, d’une part en pratiquant le prêt à intérêt grâce au numéraire qu’ils ont accumulé et, d’autre part en achetant des troupeaux qu’ils confient en bail à cheptel (en gazalha) à des bergers du Lauragais. Ainsi, par devant notaire, deux bailleurs de Castelnaudary, donnent en gazaille, cent cinquante « animaux de laine », le 29 septembre 1411. Le pâtre devra livrer aux bailleurs, l’année suivante, les trois cinquièmes de la laine récoltée. Le lendemain, ils signent un autre bail de même nature, avec un autre pâtre, pour cent-cinquante ovins encore (AD11, 3E 9445).
Néanmoins, les années 1450, marquent la fin du cycle de prospérité des activités textiles lauragaises. Car la draperie grossière de Castelnaudary peine à rivaliser avec les draps dit « palmelles » d’excellente qualité tissés à Limoux, Carcassonne et Toulouse. Castelnaudary connaît un net déclin. Quant à Villepinte, Fanjeaux, Montolieu et Avignonet, ils disparaissent comme centres de production drapière. Et la vallée du Sor reconvertit ses moulins à foulon en industrie métallurgique.
Que reste-t-il de l’âge d’or drapier du Lauragais ? L’exploitation à outrance de la laine des moutons marque encore de son empreinte le paysage. L’herbe rase et rabougrie des collines de la Piège atteste de la surpécoration par des troupeaux immenses. À Castelnaudary, de nos jours le quartier Est conserve son nom médiéval de la Baffe, tandis que Pexiora a toujours sa rue du Tenda. Et les patronymes médiévaux occitans Tisseyre (tisserand) et Parayre (pareur de draps) sont fort répandus en Lauragais.