Le Prince noir en Lauragais en 1355

Au début de la guerre de Cent Ans, le Lauragais connaît l’un des pires épisodes de son histoire : la Chevauchée du Prince Noir. En octobre 1355, c’est à la tête de plus de quinze mille hommes qu’Édouard de Woodstock, prince de Galles et fils du roi d’Angleterre, que l’on surnommera le Prince Noir, se prépare à ravager le Lauragais pour punir le comte d’Armagnac, qui harcèle la Guyenne anglaise au nom du roi de France. Mais qui est ce prince et quels sont réellement ses méfaits pour avoir laissé une renommée aussi sinistre ?

Formation en trois colonnes

L’armée se déploie en trois colonnes, qui cheminent, dans la mesure du possible, à quelques kilomètres les unes des autres, pour pouvoir se prêter main forte et éviter l’encombrement des routes. Édouard de Woodstock commande la colonne médiane, forte de sept mille hommes. La première colonne, avec ses barons gascons, joue le rôle d’avant-garde, tandis la troisième renforcée par un contingent de Béarnais, sert d’arrière-garde. Même si l’armée traîne dans son sillage une armada de chariots et d’animaux bâtés pour transporter le butin, elle ne dispose d’aucun matériel de siège. Par contre, ses tireurs d’élite armés d’arcs longs jettent l’effroi sur leur passage. Les assaillants, partis deux mille cinq cents depuis leurs ports, se retrouvent grossis à Bordeaux d’un important contingent des seigneurs Gascons, instigateurs des représailles.

L’armée quitte son campement près de Bordeaux le lundi 5 octobre 1355. Elle ravage l’Armagnac, l’Astarac et le Comminges, pour camper deux semaines après dans les environs de Saint-Lys. Le lendemain matin, tandis que des éléments de l’avant-garde poussent leurs chevaux jusqu’aux portes de Toulouse pour faire diversion, d’autres partent en reconnaissance à la recherche du meilleur passage pour que l’armée traverse la Garonne et l’Ariège en toute sécurité. Toulouse étant très fortement défendue, l’intention du prince de Galles n’est pas d’assiéger la ville, mais de foncer sur le Lauragais à travers les coteaux et de ravager le pays jusqu’à la côte méditerranéenne.

À cause d’une grande sècheresse, la Garonne et l’Ariège sont presqu’à sec ; de grands bancs de sable et de graviers affleurent au milieu des cours d’eau. L’armée anglo-gasconne les franchit facilement à gué, près de la confluence, au nord de Pinsaguel (Fig.1) et le mercredi soir, elle cantonne dans les environs de Falgarde (actuellement Lacroix-Falgarde).

Montgiscard, village martyr

Le jeudi 29 octobre, l’armée d’Édouard de Woodstock quitte son campement en direction de Montgiscard. Le principal chroniqueur contemporain anglais de l’époque, Le Baker, écrit que, ce jour-là, les hommes du prince de Galles prennent sans coup férir des villes, des forteresses et des châteaux, et qu’ils pillent et brûlent tout sur leur passage. La région est riche et ses greniers sont pleins des récoltes de l’été. Dans les bourgs, les villages et les hameaux, par ce temps chaud et sec, les incendies se propagent rapidement d’une grange à une autre, détruisent les maisons et jusqu’aux églises romanes qui partent en fumée.

La première colonne, après une ultime diversion aux portes de Toulouse, rejoint le gros de l’armée à Montgiscard par la route royale en ravageant Castanet et certainement Donneville (Fig.2). La troisième colonne remonte probablement l’Ariège pour piller Clermont-le-Fort. La colonne médiane et le convoi se dirigent directement sur Montgiscard en remontant le ruisseau du Cassignol, par la vallée ou par la route des crêtes. Au passage, le village médiéval fortifié de Corronsac, au lieu-dit Urtaud, avec sa petite église dédiée à Saint-Aignan ainsi que Montbrun sont pillés et incendiés. L’ancien seigneur de Montgiscard, Amanieu du Fossat de Madaillan, fait partie de l’entourage de prince de Galles : issu d’une famille de seigneurs gascons et dépossédé de ses terres en 1350 par le roi de France, il va se servir de sa connaissance des lieux pour prendre et ruiner le bourg.

Quand les premiers cavaliers de la colonne du Prince arrivent à Montgiscard, les habitants se sont barricadés derrière leurs murailles. Chef-lieu d’une importante châtellenie, le bourg a accueilli sa population venue s’y réfugier sur les recommandations du comte d’Armagnac. L’enceinte, de forme carrée de deux cents mètres de côté, est constituée d’une rassurante muraille de terre crue, de deux à trois mètres d’épaisseur. Les hourds et autres galeries de défense au-dessus des portes sont protégés des intempéries par des toits de chaume, comme la plupart des maisons du bourg. Du haut des remparts, archers, arbalétriers et manœuvriers de perrières attendent l’ennemi de pied ferme : leur vie va basculer dans le chaos.

Dès leur arrivée, les cavaliers de l’avant-garde voient que la place est prenable. Les flèches enflammées des arcs gallois ont vite raison du couvert de chaume, tout comme de leurs défenseurs postés au-dessus des portes. La muraille de terre crue ne résiste pas plus aux sapeurs aguerris. Tandis que l’incendie se propage dans le bourg, par les brèches ouvertes, l’ennemi pénètre dans la place. Après un combat très meurtrier, les pillards et les voleurs s’engouffrent à leur tour pour prendre tout ce qu’ils veulent, violentant à l’envi hommes, femmes et enfants pour les déposséder. Mais ni le Prince, ni les seigneurs de son entourage ne peuvent pénétrer dans le bourg, tant la chaleur dégagée par les flammes est forte. Douze moulins sont incendiés, ajoutant à la longue liste des malheurs de la population la perspective de manquer de pain et de connaître la famine.

Baziège incendié

L’armée lève le camp le vendredi 30 octobre au matin. Le comte d’Armagnac pouvant à tout instant passer à l’offensive, la colonne du prince de Galles et le convoi prennent la route royale jusqu’au seuil de Naurouze, sous l’escorte de la troisième colonne. La première colonne, plus agile peut emprunter un itinéraire secondaire par les routes de la rive gauche de l’Hers ; elle a pour mission de ravager le riche terroir d’Ayguesvives et de Montesquieu, jusqu’à Avignonet.

En quittant Montgiscard au petit matin, la colonne principale trouve dans la plaine, au bord d’un vaste méandre de l’Hers, Baziège déserté par ses habitants (Fig.3). À cause de la grande sécheresse, le fossé de défense est à sec. Le bourg ne possédant qu’une médiocre enceinte de terre crue, la place est devenue indéfendable ; la population se réfugie dans les bois voisins. Après un pillage qui rapporte un gros butin, le bourg est livré aux flammes. L’incendie n’épargne ni sa petite église romane blottie au milieu des maisons, ni ses granges à foin, ni ses greniers bien remplis.

Pillage de la vallée de l’Hers

La colonne poursuit son chemin sur la voie royale en semant la désolation. Elle passe par Villenouvelle, Montgaillard et Villefranche, dont la solide église gothique en brique foraine résiste à la dévastation. Les destructions commises sur la rive gauche de l’Hers ne sont pas mentionnées dans les textes officiels, qui ne s’intéressent qu’aux exploits du Prince, mais la mémoire collective et les archives locales, communales autant que privées, conservent un amer souvenir du passage de son armée. Ayguesvives (Fig.4) et Montesquieu avec son château médiéval sont rasés. Gardouch, défendu par trois forts, est pillé et incendié ; son coseigneur, le Chevalier Bernard de Varagne, enrôlé dans l’ost de Jean d’Armagnac, a dû l’abandonner pour défendre Avignonet, son autre seigneurie. Renneville, d’origine castrale, propriété et siège d’une commanderie de l’ordre des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem depuis 1213, avec des remparts, hélas insuffisants, résiste farouchement mais finit par être dévasté. La colonne poursuit sa route pour rentrer dans le vaste territoire d’Avignonet et y passer la nuit.

Cantonnement d’Avignonet

Les éléments qui arrivent à Avignonet découvrent un bourg laissé sans défense et déserté par les hommes. Les fortifications, abattues sur ordre de Louis IX, après le traité de Meaux en 1229, délaissées ou médiocrement restaurées suite à l’assassinat des inquisiteurs en 1242, n’offrent aucune protection face à une armée aussi aguerrie. Le contingent béarnais de la troisième colonne, le plus à même de prendre langue avec la population, pénètre dans l’enceinte et s’installe dans la ville basse pour la piller ; ils rançonnent les quelques malheureux qui n’ont pas pu se sauver ou qui sont restés pour protéger leur demeure. Le reste de la colonne s’installe dans le plus proche alentour, prêt à intervenir à l’intérieur du bourg, si nécessaire. La colonne du Prince et le convoi cantonnent aussi tranquillement dans cette proche banlieue.

Quand la première colonne arrive de son périple par Renneville, elle trouve les terrains fortement encombrés et occupés par les deux autres colonnes. Ses éléments gascons sont seuls autorisés à pénétrer dans l’enceinte pour participer au pillage du bourg avec les Béarnais. Le reste de la colonne poursuit sa route vers le seuil de Naurouze afin d’y établir son cantonnement, tout en restant sur le territoire d’Avignonet. Ce territoire, selon Le Baker, est suffisamment vaste pour loger toute l’armée, sans qu’elle n’ait à déborder sur les territoires voisins. En direction de Baraigne, Avignonet comprend notamment des possessions stratégiques qui font pendant à Montferrand, de l’autre côté du seuil.

L’armée du Prince cantonne ainsi sans risques et se repose à proximité d’Avignonet sans avoir à combattre. Selon Froissart, autre chroniqueur français de l’époque, les hommes riches d’Avignonet sont allés se réfugier avec leurs biens, à l’extérieur de la ville dans un château bien défendu, entouré d’un mur de terre et situé sur un tertre ou une hauteur. Ce sont probablement des éléments de la première colonne qui ont découvert fortuitement leur cachette, en cherchant un lieu pour cantonner du côté de Naurouze. Quand les premiers assaillants approchent du refuge, ils sont accueillis par une volée de flèches, décochées par des hommes particulièrement bien entrainés, postés dans des guérites. Le seigneur de Varagne a dû y rassembler la population d’Avignonet sous la protection de sa garnison ; les plus fortunés y avaient amené leurs richesses.

Alertée, le reste de la colonne anglo-gasconne monte prestement à l’assaut du château. Ses archers délogent rapidement les défenseurs de leurs galeries et ses sapeurs ouvrent facilement des brèches dans leurs murs de terre crue. Le combat fait rage à l’intérieur des murs. Hommes, femmes et enfants périssent en grand nombre ; le seigneur de Varagne est épargné. Après la prise du château, les habitants les plus riches sont rançonnés pour avoir la vie sauve. Les gascons partis pour piller le bourg rejoignent leur colonne et participent aussi à la curée. Après avoir rasé le château, la colonne s’installe pour passer la nuit.

Le lendemain, samedi 31 octobre, alors que la première colonne a pu s’engager dans la vallée du Tréboul pour piller son riche terroir agricole, la colonne du Prince avec le convoi poursuit son trajet par la route royale vers Castelnaudary, sous la protection de l’arrière-garde. Castelnaudary, une bonne grosse ville avec un bon château, remplie de gens et de biens.

Les premiers éléments de l’armée, partis en repérage entre chien et loup, trouvent la ville déjà mise en défense. Les remparts comme les murs du château, construits en terre crue selon la coutume de la région, n’ont pas de quoi décourager les agresseurs. Arcs et arbalètes sont aussitôt armés. Depuis leurs cré-neaux, les défenseurs tentent de tenir à distance les attaquants, pour em-pêcher leurs sapeurs de s’approcher des murs. Les archers anglais, hors de portée des traits des assiégés, ripostent par un tir long, puissant et tellement nourri que les défenseurs doivent abandonner les créneaux et renoncer à la riposte.

Au fur et à mesure de l’arrivée des Anglo-gascons, la ville est attaquée de tous les côtés. Son enceinte, sans cesse élargie vers l’ouest, étant gran-de et difficile à défendre, le travail de sape de la muraille porte rapidement ses fruits. Par les brèches béantes, l’ennemi investit les rues et submerge les défenseurs toujours très déter-minés. L’affrontement, particulière-ment violent, fait d’innombrables blessés et tués parmi les hommes d’armes et les civils de la ville. Les pillards se répandent dans le bourg et dérobent tout ce qui a de la valeur. Laissant de côté les étoffes et les draps, ils recherchent la vaisselle en argent et les bons florins. Quand ils capturent un homme, bourgeois ou paysan, ils le font prisonnier et ne le libèrent que contre une rançon pour lui laisser la vie sauve ; sous la torture, ils font avouer aux habitants l’endroit où ils ont caché leur bas de laine. Selon Jean Froissart, les Anglais et les Gascons trouvent la région de Castelnaudary pleine de richesses : des chambres parées de couettes et de draps, des écrins remplis de bijoux de valeur et des coffres pleins de florins.

Au moment de son départ, l’armée brûle la ville et le château féodal, ses remparts sont abattus et ses murs rasés. La collégiale Saint-Michel, appartenant aux chanoines séculiers et contenant les archives du Chapitre, dans laquelle une partie de la population affolée s’est enfermée, est détruite par l’incendie. Il en est de même du couvent des frères Mineurs et de celui des Carmélites de la Bienheureuse Marie, ainsi que de l’hôpital de saint Antoine.

Mas-Saintes-Puelles n’est pas épargné

Pendant l’attaque de Castelnaudary, la colonne qui s’est dirigée vers l’étroite plaine du Tréboul arrive au Mas-Saintes-Puelles, un bourg ancien, très riche et connu pour son grand lignage cathare. Après pillage et rançonnement, il est livré aux flammes et détruit avec son couvent de l’ordre des ermites de Saint-Augustin. Le premier novembre, fête de la Toussaint, tandis que l’armée se repose à Castelnaudary, certains s’emparent d’une cité dont les habitants donnent dix milles florins d’or pour être épargnés. Parmi les bourgs des environs, seul Pexiora, qui est le siège d’une commanderie de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, est assez riche pour payer une telle rançon. Le lundi 2 novembre, l’armée du Prince Noir quitte le Lauragais en direction d’Alzonne. Sa dernière colonne cantonne à Villepinte qu’elle pille et incendie en partant, le mardi 3 novembre.

En revenant de son périple ravageur qui l’a conduit jusqu’à Narbonne, le Prince Noir longe la limite méridionale du Lauragais, les 15 et 16 novembre, du côté de Prouilhe et de Belpech, escorté par le comte de Foix à travers ses terres, pour gagner la Guyenne et ne plus jamais revenir (1).

Si Édouard de Woodstock est devenu un héros légendaire de l’histoire de l’Angleterre, les exactions commises par son armée en terre lauragaise justifient pleinement son surnom peu flatteur de Prince Noir. Ainsi, après la peste qui venait de décimer sa population, le Lauragais est dévasté sur toute la longueur de son territoire et sur plusieurs kilomètres de large. Au siècle suivant, le commerce et la vie économique reprendront grâce aux aides royales, et les églises renaîtront de leurs cendres, fières de leurs clochers-murs de style gothique méridional, plus grandes et plus solides.


(1) « Quand le Prince Noir pillait le Lauragais » Lucien Ariès
Ed. A.R.B.R.E. (Association de recherches baziègeoise – Racines et environnement, (2021)
270 pages – en librairie

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