Albert Bentaboulet : passionné par nature

L’homme qui nous ouvre ses portes, Place de l’église à Nailloux, est un tout jeune retraité de 87 ans. Après une vie professionnelle bien remplie, Albert Bentaboulet a définitivement raccroché, il y a quelques mois seulement, « le tablier, puis les bretelles », comme il aime à le préciser. Il faut croire que le travail conserve puisque cette figure de la gastronomie locale n’a rien perdu de sa faconde ni de son appétit. Alors qu’il entame son petit-déjeuner, en précisant que manger devant les autres ne le gêne pas, lui qui a grandi dans le café de sa mère, il plonge dans la marmite des souvenirs avec gourmandise et nous invite au festin.

Le Café de Pauline et la boucherie d’Elie

Dans les années 30, Albert Bentaboulet est élevé dès le berceau dans le café de sa mère Pauline et fera ses premiers pas entre les tables occupées par les joueurs de manille. Le monde, le brouhaha, les odeurs de cuisine, c’est le « biotope » de cet enfant élevé dans un monde d’adultes. A l’époque, il y avait 11 cafés à Nailloux pour environ 800 habitants. Ce lieu de vie était incontournable et l’on s’y retrouvait toutes catégories sociales confondues à toutes les occasions. Ce café était dans la famille de son père, Elie, depuis des générations. Lorsque ce dernier épouse Pauline, c’est elle, une fille d’agriculteurs d’Auragne, qui a la charge de tenir l’établissement.

Chaque déjeuner, elle sert une quinzaine de couverts et propose une cuisine familiale : tomates farcies, pot au feu, blanquette de veau, ragoût de petit pois… A sa table, le médecin du village côtoie le journalier, et les jours s’y s’écoulent dans un joyeux brouhaha. A côté du café, la boucherie-charcuterie d’Elie est un autre lieu de passage, un commerce plutôt modeste comparé à d’autres dont les propriétaires possèdent de grandes fermes alentours. Plus jeune, Elie avait été apprenti boucher à Albi, Venerque, Muret, Toulouse, avant de s’installer à Nailloux, 22 place de l’Eglise. Albert Bentaboulet garde de son enfance des souvenirs heureux. Il grandit entouré d’adultes aux propos truculents, au premier chef, ceux de son beau-frère Paul Villeneuve. Avec lui, il fera les 400 coups, à tel point, qu’un brin bagarreur, sa sœur décide de le remettre dans le droit chemin en l’inscrivant au petit séminaire. Il y restera 3 ans, trois années marquées par une éducation à la dure. Les châtiments pouvaient être sévères à la moindre incartade et se prolongeaient parfois tard dans la nuit par la copie de quelques textes en latin. Le jeune adolescent dort comme ses camarades dans un dortoir de 25 lits dont il sera, un temps, responsable. Au réfectoire, la cuisine de Pauline n’est qu’un doux et lointain souvenir et dans cet après-guerre difficile, c’est surtout de pois-chiches sans saveur, durs comme la pierre, qu’il garde en mémoire. Croyant, Albert reste encore aujourd’hui imprégné du souvenir des ordinations auxquelles il a assisté. Remis sur le droit chemin autant que faire se peut, le miracle de ces quelques années réside surtout dans l’amitié indéfectible qui l’a lié pour toujours à deux de ses camarades. Au premier chef, Lino Lincento, prêtre aujourd’hui retraité à Labarthe-sur-Lèze, avec qui il partageait le saucisson et les madeleines que leurs parents respectifs leur amenaient. Puis son ami, le Père Bruno, récemment décédé, qui avait été son surveillant. Albert quitte les lieux à 16 ans bien décidé à ne pas devenir prêtre. Un autre destin l’attend, bien loin de l’austérité du petit séminaire.

Toulouse et ses abattoirs pour terrain de jeux

De retour chez lui, Albert Bentaboulet est bien décidé à apprendre un métier et c’est naturellement dans les commerces de ses parents que l’idée fait son chemin. Ces derniers se fournissent auprès d’un chevillard de Toulouse qui achetait toutes les bêtes des environs. Il se met en relation avec lui et rapidement l’homme le prend sous son aile et lui permet de faire ses premières armes dans le négoce de la viande. Du lundi au vendredi, il travaille à ses côtés aux abattoirs de Toulouse, puis le samedi et le dimanche il vend de la viande dans les fermes aux alentours de Nailloux. Pour rappel, les abattoirs de Toulouse ont été inaugurés en 1833 à la suite d’une décision de la municipalité consistant à regrouper tous les abattoirs de la ville. L’édifice comprend une grande salle d’abattage, une salle de dépeçage et un bâtiment réservé aux échaudoirs qui étaient destinés à laver les carcasses à l’eau chaude. Dans ces lieux, Albert Bentaboulet découvre un monde jusqu’alors inconnu, avec ses codes et sa hiérarchie. Les chevillards de bœufs, de porcs, de moutons ou encore de chevaux, y règnent en maîtres. À leurs côtés, « leurs hommes », dont Albert, font du rabattage pour acheter comme pour vendre. Si les hommes se parlent au point de nouer de vraies amitiés, les patrons eux ne se regardent que pour se toiser. Puis, enfin, il y a les tâcherons qui tuent et dépècent les bêtes. Chaque journée débute à 5h45 : très tôt, on amène les bêtes achetées dans les foires et les fermes, on les abat, puis, selon un roulement de 3 ou 4 jours après l’abattage, elles sont vendues à la cheville. Cette technique de vente en gros tire en réalité son nom du crochet auquel les carcasses sont suspendues (la cheville) qui a aussi donné son nom au chevillard. À 9h, ces derniers et leur équipe font une pause et s’attablent chez Carmen, le restaurant des abattoirs où les bruits de couverts cohabitent avec les discussions animées. Une gouaille rieuse se mêle au ton ombragé de quelques règlements de compte avant que chacun retourne dans l’arène jusqu’en début d’après-midi. De cette époque Albert Bentaloubet dit qu’il est resté petit mais qu’elle l’a fait grandir. C’est aussi de ce temps-là, qu’il garde la conviction que le plus important réside dans sa faculté à savoir bien s’entourer.

Les veaux blancs : spécialité du jeune maquignon

Une fois les rudiments du métier acquis, Roger Maillé, patron et ami d’Albert Bentaboulet lui confie le négoce de veaux blancs, exclusivement nourris au lait de leur mère, recherchés pour la délicatesse de leur viande dans les années 60. Albert parcourt toute la région et se déplace de foire en foire de Puylaurens, à Saint-Gaudens, Albi, Castres, Montréjeau, Caraman, en passant par le marché de Rabastens-de-Bigorre, connu pour ses foires aux bestiaux. Chaque marché a alors ses codes. A Rabastens par exemple, les maquignons achètent les bêtes à l’œil, sans qu’elles aient été au préalable pesées. Albert se rappelle de l’ambiance de ces foires mais aussi de la tension ressentie avant que la sonnerie ne retentisse pour signaler le début de la vente. Une quarantaine d’acheteurs équipés de blouses, de sabots et de ciseaux, prêts à bondir sur les plus belles bêtes. Comme eux, Albert ne dispose que de quelques secondes pour conclure la vente. Il se souvient aussi des bousculades du début, le jeune acheteur n’étant pas le bienvenu sur ce marché très convoité. Les chevillards en place n’avaient aucun scrupule à jouer des coudes pour lui rendre la tâche plus ardue. Mais Albert est teigneux, il tient bon, pousse à son tour plus fort que les autres et s’impose jusqu’à faire des veaux blancs sa spécialité. Pour autant, dans ce milieu bagarreur et gouailleur, on n’était jamais à l’abri d’une mauvaise surprise raconte-t-il, comme lorsqu’il a acheté ce veau à Puylaurens qui s’est avéré être, une fois de retour à Nailloux, un broutard drogué auquel on avait administré des collyres destinés à décongestionner ses yeux pour les rendre pareils à ceux d’un veau blanc. Ainsi va le commerce ! Pour autant, c’est bien dans ces foires vivantes et authentiques qu’Albert Bentaboulet perfectionne son art de la négociation. « Un bon vendeur ou acheteur, nous dit-il, doit d’abord faire parler son interlocuteur afin d’identifier son profil. Cela nécessite un peu de psychologie mais à partir du moment où l’on a compris qui on a en face de soi, la négociation prend telle ou telle tournure et aucune vente ne se ressemble ! ».

La reprise de la boucherie-charcuterie familiale

À la mort de son père en 1970, le jeune maquignon et chevillard lui succède et reprend la boucherie-charcuterie familiale. Il annonce sa décision à Roger qui, désolé de perdre son second, dissimulera mal sa déception en lançant : « Quand un soldat tombe, le régiment continue ! ». À l’entendre, le sang d’Albert ne fait qu’un tour et les amis feignent d’en découdre, chez Carmen toujours. Mais ces deux-là ne se quitteront vraiment qu’à la mort de Roger au terme de 57 ans d’une vie trépidante. Peu de temps après, Albert est appelé au service militaire et doit laisser un temps les clés de son magasin. À son retour, il fait évoluer le commerce de son père et change de locaux pour bénéficier de plus d’espace. C’est à ce moment-là qu’il lance son activité de traiteur et propose notamment les plats cuisinés par Pauline.

Lapins, daube, tripes, tomates farcies, écrevisses, millas et croustades régalent ses clients sans compter les 100 poulets farcis qu’il cuisine chaque samedi. Il sélectionne alors les viandes dans les fermes à 40 km à la ronde. À l’époque Nailloux possède son propre abattoir municipal et Albert y abat 4 à 5 bêtes par semaine. La boucherie-charcuterie familiale prospère alors que Pauline continue de tenir le café jusqu’à sa disparition en 1977, après quoi son fils décide de s’en séparer.

La Ferme de Champreux : un coup de cœur

Dans un premier temps, c’est pour son fils Patrick, talonneur au Stade Toulousain et diplômé de l’école hôtelière de Tarbes, que le boucher de Nailloux acquiert ce vieux corps de ferme. Le bâtiment doit être rénové, qu’à cela ne tienne, il commence à vendre ses préparations culinaires dans un camion, au milieu de chevaux. Dans le même temps, parce qu’il lui faut bien trouver des meubles pour aménager Champreux et compléter ses revenus, il ouvre une brocante à Nailloux où il vend de la vaisselle déclassée. Il se lance aussi dans la restauration de meubles dont certains sont à la vente dans le restaurant. Finalement, après quelques temps, c’est Albert qui coiffe la toque en cuisine, un métier qu’il apprend patiemment en reproduisant les gestes de sa mère et en copiant ceux de son fils. Comme toujours, il trouvera aussi de nouveaux guides sur sa route, ce fut le cas de Jacques Bergan, chef de brigade sur le paquebot France. Ce dernier lui donne un coup de main en même temps qu’il le forme à l’art culinaire. Albert Bentaboulet tirera de cette expérience un autre de ces préceptes : être un bon observateur pour faire sienne les bonnes idées en y apportant sa propre patte. Et des idées, on peut dire que le restaurateur n’en a pas manqué. Il organise sur le site du restaurant des promenades à dos d’âne, des lotos ou encore la vente de galettes des rois et de croustades. Champreux devient un lieu incontournable de la vie locale en même temps qu’un nouveau terrain de jeu pour l’ancien boucher. Pour l’accompagner dans cette aventure, Irène Pez sera l’un des maillons de la réussite de l’établissement. Dotée d’une main de fer dans un gant de velours, elle gère la salle, les réservations et mille autres choses indispensables. Le restaurateur sera également entouré de Nadine, Roger, Ida, Rita et Momo pour ne citer qu’eux ainsi que par les membres de son clan : Patrick d’abord, comme indiqué précédemment, puis son second fils Brice et enfin sa fille Amandine et son gendre Eric. Albert Bentaboulet est reconnaissant envers chacun d’entre eux de l’avoir aidé à « sortir de terre son bébé » comme il aime à appeler La Ferme de Champreux.

On aurait pu évoquer ici les nombreuses autres passions d’Albert Bentaboulet. Celle pour les belles voitures par exemple qui l’a conduit à fréquenter les salles de vente jusqu’à y créer un restaurant à Beauzelle, puis à Bordeaux. Ou encore celle de la chasse, lui qui a été pendant de nombreuses années lieutenant de Louveterie et qui, pour témoigner de cette passion, a fait don à la mairie de Nailloux d’un terrain de 2 800 m2 afin d’y édifier une maison de la chasse. Pour aller aussi loin que la faconde d’Albert Bentaboulet nous porte, il faudrait effectivement plus d’un reportage… « C’est fou tout ce que l’on peut faire en une vie ! » répètera-t-il souvent au cours de notre entretien. Lorsqu’on est passionné et qu’on aime la vie, se permettra-t-on d’ajouter.

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