À 12 km de Castelnaudary, Villepinte est une charmante et dynamique bourgade rurale du Lauragais oriental. Aux 18e et 19e siècles les agriculteurs de la commune et des alentours produisaient du blé en abondance, et la proximité du canal du Midi constituait un atout de premier ordre pour assurer son écoulement. Dans le centre de la localité, plusieurs panneaux donnent des renseignements sur son histoire et ses particularités. Je vous convie à une petite promenade à pied, longue de presque 4 km, qui vous fera découvrir, en une heure et demie de parcours, une collection d’ouvrages hydrauliques variés intéressants : une écluse, un épanchoir, un aqueduc, un déversoir, un lavoir, ainsi qu’un pont moderne original.
Nous partons de la place Carnot près de la mairie, où nous pouvons garer notre voiture si nous venons ici par ce moyen. Le boulevard Gambetta nous conduit à l’ancienne route nationale 113, que nous traversons pour emprunter, 50 m plus loin, le « chemin de l’écluse ». Rapidement nous atteignons les berges du Fresquel, petite rivière que nous longeons un peu, avant de la franchir juste après qu’elle soit grossie d’un affluent important, le Tréboul. A Naurouze, l’itinéraire le plus naturel pour conduire le canal vers la Méditerranée était d’emprunter le vallon du Fresquel qui se jette dans l’Aude à l’aval de Carcassonne. Mais lorsque la commission de validation du projet s’était réunie en 1664, le passage par le vallon du Tréboul avait été examiné et trouvé plus avantageux, et Riquet avait suivi cette option. Lorsque la construction du canal eut débuté, l’évêque de Saint-Papoul et les édiles de Castelnaudary s’avisèrent qu’il serait avantageux pour la capitale du Lauragais que la nouvelle voie d’eau passe au plus près de ses murs. Ils en firent la demande à Riquet. Celui-ci s’y déclara favorable à condition que la ville finance la modification du trajet. Cette clause fut accepté, et le canal desservit la ville.
Deux cent mètres après ce pont nous rejoignons le chemin de halage du canal du Midi. Nous le prenons en direction du nord-ouest, c’est à dire en remontant vers le seuil de Naurouze. L’écluse de Villepinte est rapidement atteinte. C’est un ouvrage classique dont le sas présente le fameux plan ovale, spécifique de notre canal. Elle fut construite entre 1673 et 1678, mais ses parements ont été réparés, vraisemblablement au 18e siècle, en utilisant du basalte. Le franchissement d’une écluse par un bateau est toujours un spectacle insolite.
Cent cinquante mètres plus loin nous arrivons à une construction d’un type bien particulier. Il s’agit d’un épanchoir. C’est un dispositif comportant des vannes placées au niveau du fond du canal, qui permet principalement de vidanger le bief, c’est à dire la section de cuvette comprise entre deux écluses.
Les eaux « surabondantes »
Si le souci majeur et constant de Riquet fut de trouver en permanence suffisamment d’eau pour remplir son canal, il devait néanmoins considérer le cas où il y en aurait trop, ce qui, tout en restant peu fréquent, arrivait cependant régulièrement, et parfois de manière très violente. Chaque hiver, et souvent à la fin du printemps, des rivières modestes ou de simple ruisseaux entraient subitement en crue à l’un ou l’autre endroit du canal, quelquefois de manière catastrophique, entraînant des désordres importants. Sans méconnaître le phénomène, Riquet n’avait pas très bien évalué son impact. Et cette erreur d’appréciation eut de lourdes conséquences tant sur le canal lui-même (ensablement de la cuvette, ouverture de brèches dans ses flancs, détérioration plus ou moins grave d’écluse, etc.), que dans les terroirs qui le bordaient. En conduisant les eaux superflues, le canal pouvait propager l’inondation bien plus loin qu’auparavant. Les frais de curage et de réparations qu’entraînaient chaque année ces incidents pour les propriétaires du canal, ajoutés aux plaintes des riverains, avaient fini par mettre en péril la pérennité de la voie d’eau. Au point que le fils de Riquet avait lancé un appel au secours au fils de Colbert, lequel avait convaincu Louis XIV d’envoyer Vauban examiner la question. Le grand ingénieur militaire fit une inspection complète et minutieuse du canal et de ses annexes, et, en mars 1686, remit un rapport détaillé dans lequel il proposait un ensemble de mesures correctives. Et ce n’est que grâce à l’exécution d’un nombre important d’ouvrages complémentaires conformes aux préconisations du grand ingénieur que le canal put enfin fonctionner de façon satisfaisante jusqu’à nos jours. Ce bief de Villepinte recèle trois bons exemples de ces ouvrages salvateurs : cet épanchoir, un aqueduc et un déversoir.
L’épanchoir que nous avons devant les yeux est un belle construction en pierre de taille dont l’édification date probablement du 18e siècle. Ses vannes, maintenant motorisées, ont été récemment refaites à neuf. Il est implanté à un endroit où le canal n’est éloigné du Tréboul que de 50 mètres seulement, ce qui procure de bonnes facilités pour évacuer les eaux. On peut descendre sans grande difficulté dans le pré en contre-bas du canal pour se rendre compte de la structure de l’ouvrage et de la qualité de sa réalisation. S’il est utilisé pour vider le bief lorsque l’on veut mettre ce dernier à sec afin de l’inspecter ou bien d’y faire des réparations, on peut aussi ouvrir ses vannes lorsque le niveau dans le bief monte dangereusement lors des crues importantes, afin d’accélérer l’évacuation des eaux excédentaires.
Poursuivant notre chemin le long du canal, ce dernier passe à flanc d’une colline boisée surmontée d’un château d’eau très élancé, et nous arrivons à l’aqueduc du Mézeran. On nomme aussi « pont-canal » ce type de construction. Il fait passer sous le canal le ruisseau du même nom et a été construit en 1693. C’est aussi un très bel ouvrage de grés que l’on peut admirer à loisir en descendant sans difficulté dans la prairie en contre-bas.
Le franchissement des cours d’eau
Craignant par-dessus tout de manquer d’eau, Riquet captait tous les ruisseaux et rivières qu’il rencontrait sur le trajet de son canal. Dans le cas des premiers, il faisait précéder leur déversement dans le canal par une cale, c’est-à-dire une grande fosse rectangulaire maçonnée destinée à piéger les sables et les limons charriés par le courant. Le curage périodique de ces réceptacles était onéreux. Lorsqu’il rencontrait une rivière déjà conséquente, Riquet la barrait par une chaussée maçonnée et créait ainsi un petit lac artificiel qui assurait la continuité de la voie navigable. La hauteur de cette digue était réglée de telle manière que son sommet soit au niveau du plan d’eau du bief et forme donc un déversoir. Ainsi, l’eau que la rivière apportait à l’amont de cette retenue ressortait à l’opposé en franchissant la chaussée, pour s’écouler ensuite dans le lit naturel. Ici aussi les crues provoquaient des envasements dont la résorption était coûteuse.
Il y a cependant trois cours d’eau pour lesquels Riquet fit une exception à sa règle. Ces derniers coulaient dans des vallons étroits et profonds dont le franchissement au moyen de la chaussée habituelle posait un problème sérieux. Il s’agit des « aiguilles » (fossés de drainage) des étangs de Marseillette et de Jouarre, ainsi que du torrent du Répudre qui coule dans la région de Lézignan. Pour résoudre ces trois cas délicats, Riquet inventa le pont-canal. Son objectif, dans ces trois situations, était uniquement de franchir le plus simplement possible un obstacle embarrassant. Néanmoins ce dispositif séparait radicalement le trajet des eaux que l’on peut dire sauvages de celui de celles que l’on peut qualifier de domestiquées, et c’était là une caractéristique éminemment intéressante. Pour supprimer les risques d’ensablement, Vauban n’eut qu’à copier et à généraliser cette solution. Le principal problème d’hydraulique qu’il fallut alors résoudre consista à dimensionner convenablement le « vide » du pont. Car il était indispensable que la séparation des deux eaux soit aussi permanente que possible : il convenait d’empêcher les plus grosses crues que l’on pouvait raisonnablement prévoir d’atteindre le plan d’eau du canal. Et pour cela il fallait fixer de manière adéquate la largeur et la hauteur de la voûte du pont. A l’époque de Riquet, on commençait à peine à avoir une idée sur la façon d’évaluer ces dimensions (1). C’est en conséquence du calcul de ces grandeurs que beaucoup d’aqueducs du canal n’ont qu’une seule arche tel celui de Mézuran, que plusieurs en ont deux et d’autres trois, voire plus (2). Il est à remarquer qu’ici l’aqueduc n’a pas été implanté à l’endroit où le ruisseau de Mézeran se jetait initialement dans la voie navigable (point qui se trouve à 1,5 Km à l’ouest). En effet, ce ruisseau fut détourné de façon à longer le canal vers l’aval jusqu’à ce que le lit du Tréboul, qui coule en-dessous, soit suffisamment bas par rapport au fond dudit canal pour que le passage du fossé du Mézeran sous celui-ci soit possible, compte tenu de la hauteur requise pour la voûte. On a en outre choisi un endroit où ledit Tréboul se rapproche beaucoup de la voie navigable (40 m) pour que la rigole d’évacuation des eaux soit courte. En même temps, les jours de pluie, le fossé du Mézeran, courant au pied de la colline du château d’eau, collecte les eaux ruisselant sur le flanc de celle-ci et en protège le canal.
Marchons encore un peu et nous arrivons au pont de la D213 qui ne date que de 1935. Mais, bien qu’en béton armé, il est intéressant par sa forme, dite « bow-string », et sa technique (il repose sur des cylindres d’acier). En outre, il permet d’admirer d’en haut la batterie de douze lavoirs qui se trouvent à ses pieds au sud (les villepintoises d’antan avaient un bout de chemin à faire pour aller laver leur linge !) ainsi que le beau déversoir sis sur la rive nord.
Ce dernier ouvrage est lui aussi destiné à réguler le niveau de l’eau du canal, mais il ne date que du 19e siècle. Il est constitué comme les anciennes chaussées qui barraient les rivières du temps de Riquet, c’est-à-dire que son seuil est au niveau du plan d’eau du canal. Ici on a segmenté ce seuil par des pilettes pourvues de rainures qui permettent de placer des « tampes » (planches) de façon à rehausser au besoin le niveau de ce plan d’eau. Par ailleurs, pour donner passage au chemin de halage il est surmonté par une sorte de passerelle supportée par de petites arcades du plus bel effet.
Depuis le pont nous pouvons regagner notre voiture à Villepinte par la D213 (1 km).
Si, cependant, nous avons encore envie de voir quelques autres ouvrages, une belle ligne droite de 2 km nos amène à l’écluse du Tréboul, qui est suivie 100 m plus loin de l’aqueduc du même nom. Celui-ci, construit entre 1687 et 1689, possède 4 arches, mais nous ne les verrons pas car l’eau les submerge. Le chemin de halage possède son propre pont qui fut élargi au 19e siècle avec une poutre d’acier qui détonne ici ! La rivière de Tréboul passe là sous le canal.
Ainsi une petite randonnée en Lauragais oriental nous aura permis de toucher du doigt les problèmes pratiques que posait la gestion des eaux du canal et la manière dont ils ont été résolus.
1 – Les traités d’hydraulique de Benedetto Castelli (1628) et d’Evangelista Torricelli (1644) n’avaient été traduits et publiés en France qu’en 1664 (à Castres, à l’occasion de la commission d’évaluation du projet de Riquet). Leur étude et le développement de cette discipline par l’Académie Royale des Sciences fondée par Colbert en 1666, n’avaient débutés qu’en 1668. Le traité de Mariotte synthétisant ces travaux ne fut publié qu’en 1686.
2 – L’exécution des travaux préconisés par Vauban fut dirigée par Antoine Niquet (vers 1640-1726), son subordonné pour le Languedoc, la Provence et le Dauphiné depuis 1680. Niquet avait été élève géomètre de l’Académie des Sciences dès sa fondation en 1666, et avait participé à ses travaux avant de devenir ingénieur militaire en 1673. Trois lettre de 1687 (ACM-420-7, -8 et -11) à son adjoint Cailus, montrent qu’il avait utilisé les observations faites lors des crues précédentes pour calculer les débits qu’elles représentaient puis les dimensions intérieures qu’il fallait donner aux arches des ponts pour les évacuer.