Il y a eu 350 ans l’hiver dernier, une flottille emmenant de hautes personnalités de la province de Languedoc traversait l’écluse de Gardouch sous les acclamations de la population.
Le 7 mars 1672, la Gazette de France rendait compte de l’événement à Paris en ces termes :
« Le sieur Riquet fit le 21 février l’ouverture de la navigation sur le canal Royal pour la jonction des deux mers depuis les Naurouzes jusqu’à son embouchure dans la Garonne en présence de l’évêque de Saint-Papoul, député des États de Languedoc pour être témoin du succès de cette épreuve et ensuite en rendre compte à Sa Majesté. Cinq barques, dont une appelée la Royale, et les quatre autres destinées pour l’artillerie (sic), parties des Naurouzes le 21 février à dix heures du matin avec tous leurs équipages, passèrent quinze corps d’écluses en si peu de temps que le 22 elles entrèrent dans la Garonne sur les cinq heures du soir, quoique les différentes rivières qui devaient par leurs eaux contribuer au passage fussent extrêmement basses alors. »
Cette navigation inaugurait solennellement la première section du Canal Royal de Communication des Mers en Languedoc, dont la réalisation venait juste d’être achevée.
Gardouch, commune rurale du Lauragais
Pour commémorer l’anniversaire de cette manifestation je vous convie à visiter les ouvrages du canal situés dans les parages de Gardouch. Cette commune recèle, en effet, plusieurs exemplaires des installations nécessaires au fonctionnement et à l’exploitation de la voie d’eau artificielle : deux écluses dont une double, deux ponts-canaux, un pont routier, un port, et plusieurs bâtiments.
La petite ville de Gardouch est située sur le flanc gauche de la vallée de l’Hers-Mort, à son confluent avec le Gardigeol. Elle fait face à Villefranche-de-Lauragais qui lui est symétrique sur l’autre versant de cette vallée. L’agglomération remonte au Moyen-Age où elle constituait un castrum réparti en trois noyaux : en haut du coteau (le Pech) était le château principal, siège de l’autorité seigneuriale, un autre « fort » était au pied, et un autre encore sur le pech d’Ornolac sur la rive opposée du Gardigeol. Elle tirait son importance du contrôle qu’elle exerçait sur l’accès à la haute vallée de l’Hers-Mort. Une vieille route suivant celle-ci met Gardouch en communication avec Mirepoix sur l’Hers-Vif. Une autre empruntant la vallée du Gardigeol permet de gagner Mazères plus en aval sur la même rivière. Au Nord-Est la route d’Ayguesvives conduit à Montgiscard et à Toulouse. Et Gardouch n’est qu’à 3 km de Villefranche qui était traversée par le « grand chemin » reliant Toulouse à Carcassonne, et au-delà à Narbonne et à Montpellier.
Gardouch riveraine du canal du Midi : son écluse et son port
Le canal du Midi passe à 400 m du centre du bourg actuel dominé par une belle église. Prenant la route de Villefranche, nous traversons d’abord le Gardigeol avant d’atteindre le canal que la route franchit sur un pont qui dans son état présent date du XVIIIe siècle. C’est un très bel exemple de pont « à voûte surbaissée » dite encore « segmentaire », dont la coupe n’est pas un demi-cercle comme dans les voûtes « en plein cintre » que construisait habituellement Riquet, mais un segment de cercle d’ouverture angulaire restreinte, ce qui est plus esthétique et donne aux bateaux une plus grande hauteur de passage près des culées. Il est remarquable que le sol du pont soit ici horizontal, contrairement aux ouvrages en plein cintre qui sont très souvent en dos d’âne. Son parapet oriental était orné en son centre d’un blason aux armes du Languedoc, rappelant que sa construction avait été financée par les États de la province. Il fut malheureusement bûché sous la Révolution. Ce pont constitue un excellent observatoire pour examiner l’écluse qui se trouve immédiatement à l’amont. On a, en particulier, une vue directe sur la porte d’aval dont on peut voir parfaitement comment fonctionnent les vantaux lors du passage d’un bateau. On voit aussi, mieux que depuis le bord, la fameuse forme «ovale» que Riquet avait adoptée en 1670 pour les sas à partir de l’écluse de Castanet, forme qui reproduit en plan celle en arc segmentaire du pont. C’est une écluse simple, à sas unique. Comme on peut le voir, la région étant pauvre en pierre, sa construction a fait appel à la brique, cependant le parement des bajoyers et du mur de chute, comme le radier et les buscs est en grès, un matériau qui a du être amené par des péniches depuis la région de Carcassonne lors de la réfection de l’ouvrage au XVIIIe siècle. Le fond de l’écluse construite par Riquet était un plancher de bois destiné à empêcher les affouillements lorsque l’on ouvrait les vantelles pour remplir ou vider le sas. La chute de l’écluse de Gardouch est de 2,12 m, ainsi l’on aperçoit le sommet du mur de chute et le busc associé derrière la porte d’amont lorsque le sas est à son niveau bas.
Carte topographique du secteur où le canal croise l’Hers-mort au lieu dit « Aqueduc des voûtes ». La représentation des parcelles cadastrales fait apparaître (surligné en rose) l’ancien tracé du canal tel que Riquet l’avait excavé.
En 1778, pour illustrer son livre sur les canaux et en particulier sur le canal du Midi, Jérôme de La Lande avait choisi de donner le plan de l’écluse de Gardouch (Ce plan a été relevé avant la construction du pont actuel. Lequel ne se situe plus, comme sur ce plan, au-dessus de l’extrémité aval du sas, mais à l’aval de la porte d’aval dont les bajoyers ont été entièrement modifiés à l’occasion de sa construction).
Sur le côté droit de l’ouvrage est la maison de l’éclusier dont l’édifice actuel date de la première moitié du XIXe siècle. Cependant, cet emploi ayant été supprimé par suite de l’automatisation de l’équipement, un hôtel-restaurant, L’Estanquet, s’est maintenant installé dans ce bâtiment.
À l’amont immédiat de l’écluse, un port s’est créé sur la rive gauche peu après l’ouverture du canal à la navigation publique entre Toulouse et Naurouze à la fin de 1673. Ce port des Agals a contribué au développement économique de Gardouch, mais aussi de Villefranche, en servant à l’expédition des grains, du fourrage et de la paille produits dans la contrée, à destination du Bas Languedoc et de Toulouse. Son développement a connu une étape importante en 1813 avec la construction d’un quai. Une minoterie, maintenant désaffectée, s’installa à proximité. Et il y avait aussi un bureau de contrôle intermédiaire de la navigation.
Promenade en direction de Naurouze : le pont-canal de l’Hers-mort
Traversant le pont, et passant devant l’ancienne maison éclusière, engageons-nous sur le chemin de halage. Une promenade agréable sous les platanes (épargnés par le chancre coloré pour combien de temps encore ?) le long de la voie d’eau va nous mener en une demi-heure de paisible marche à pied à un monument remarquable : le pont-canal dit « des voûtes » qui fait passer la voie d’eau artificielle au-dessus de la rivière de l’Hers-Mort. En chemin, à mi-parcours, au creux d’un coude du canal, au débouché d’un chemin de ferme, on va rencontrer un humble aménagement rural : une pente douce empierrée terminée par un alignement de pierres de taille appareillées qui matérialisent probablement un abreuvoir pour les bestiaux de la ferme voisine (La Mouna).
En approchant du pont-canal nous distinguons clairement le rétrécissement que l’ouvrage impose localement à la voie d’eau. À l’origine, le canal, tel que Riquet l’avait construit, ne passait pas par-dessus la rivière sur un pont, mais traversait le lit de celle-ci grâce à une retenue créée par une chaussée, un barrage de faible hauteur édifié en travers du cours d’eau naturel. Le tracé du canal était alors commandé par le modelé du terrain et suivait une ligne de niveau, ainsi l’endroit du croisement des deux voies d’eau se situait 530 m au sud du point actuel, au lieu-dit Passelis (nommé certainement ainsi depuis cette époque). L’ancien tracé du canal a laissé son empreinte sur le cadastre et dans le paysage : les cultures des parcelles agricoles dessinent encore son emprise.
J’ai exposé en détail dans le numéro 213 de juin 2019 de Couleur Lauragais à retrouver sur www.couleur-lauragais.com, les raisons impérieuses qui ont conduit les autorités à édifier des ponts-canaux afin de séparer radicalement le lit du canal de celui des cours d’eau naturels qu’il croisait. Il s’agissait d’affranchir le canal des désordres causés lors de leurs crues. Et, sur ce plan-là, l’Hers-Mort était une rivière particulièrement critique compte tenu de la superficie qu’elle draine avant d’arriver au canal (sa source se trouve en effet près de Laurac, à 30 Km des « voûtes »). Dès 1673, elle était sortie de son lit et avait causé de gros dégâts qui avaient donné du souci à Riquet. Lorsqu’en 1686, Seignelay, le fils de Colbert, prit, sur le rapport de Vauban, la décision d’exécuter ces ouvrages correctifs, l’aménagement de la section de Toulouse à Naurouze fut considéré comme prioritaire. L’ouvrage sur l’Hers-mort fut réalisé de 1688 à 1690, par les entrepreneurs Jean Barrière et Pierre Barquière, sous la maîtrise d’œuvre d’Antoine Niquet, l’ingénieur des fortifications royales en charge du Dauphiné, de la Provence et du Languedoc. En 1687, celui-ci donna des instructions précises à Jean de Cailus, son adjoint pour le Languedoc, afin qu’il calcule les dimensions qu’il fallait donner à un ouvrage sur la base des hauteurs atteintes par les eaux lors des dernières crues. Il avait défini un conduit-type large de 2,6 m, et haut de 2 m entre la clé-de-voûte et le fond de la cunette. Et suivant le résultat des calculs exécutés à partir des données disponibles sur les crues, on édifiait un ou plusieurs conduits-types accolés. Il fut ainsi décidé de doter de deux arches le pont devant supporter le canal sur l’Hers-mort. C’est le module immédiatement supérieur à celui de l’aqueduc du Mézeran, que nous avons vu près de Villepinte (cf. Couleur Lauragais de juin 2019), qui, lui, n’évacue qu’un ruisseau.
On choisit aussi de placer ce nouvel ouvrage nettement à l’aval de la chaussée primitive. On mit ainsi à profit la pente naturelle de l’Hers-mort, et, par là, le lit de cette rivière se trouva plus bas que dans la situation précédente par rapport au fond de la cuvette du canal lorsque les deux se croisèrent, et l’on ne fut pas obligé d’approfondir le cours d’eau naturel autant que si l’on avait purement et simplement implanté le pont-canal à la place de la chaussée. Cette disposition impliqua cependant que le nouveau tracé du canal ne suivrait plus une ligne de niveau mais traverserait directement le vallon de l’Hers, et serait donc partiellement en remblais, une disposition que Riquet n’avait jamais osé adopter, craignant des infiltrations à travers les terres rapportées à la partie supérieure des flancs de la cuvette ! Le résultat fut un raccourcissement de 800 m du trajet du canal.
Néanmoins, il s’avéra au fil du temps que les crues que l’on avait prises comme référence pour calculer de nombre d’arches n’étaient en réalité que d’importance moyenne et qu’il s’en produisait parfois de plus violentes au cours desquelles l’Hers franchissait le parapet et se déversait dans le canal, ce qui avait pour effet d’aggraver l’inondation. Pour éviter ou au moins réduire la propagation de celle-ci dans tout le bief de Gardouch, il fut trouvé judicieux de faciliter l’évacuation de la crue dans le lit-même de la rivière, et au plus près de son arrivée dans le canal.
C’est ainsi que l’on décida la création de deux grands déversoirs à fleur d’eau de part et d’autre du pont. Ce qui fut réalisé en 1773, de manière très esthétique. Une récente campagne de nettoyage et de restauration effectuée sous la maîtrise d’œuvre de V.N.F. a redonné un très bel aspect à ces lieux.
Promenade en direction de Toulouse : une écluse double
Revenant sur nos pas, nous regagnons l’écluse et le pont de Gardouch et traversant la route nous poursuivons notre promenade sur le chemin de halage vers l’aval. À moins de 400 m, nous rencontrons un nouveau pont-canal qui cette fois enjambe le Gardigeol. Celui-ci est aussi de belle facture. Il a été construit de 1687 à 1689 par les soins de Dominique Gillade, vieux collaborateur de Riquet, alors directeur des ouvrages du canal pour le compte de son fils et successeur, Jean-Mathias. Cet aqueduc a directement pris la place de l’ancienne chaussée construite par Riquet à cet endroit, et il est doté de trois arches.
Poursuivons notre randonnée et un kilomètre plus loin nous arrivons à l’écluse de Laval qui fut construite de 1671 à 1673. C’est un ouvrage double, constitué de deux sas accolés donnant à l’ensemble une chute globale de 5,5 m. Les écluses multiples sont une manière de répondre aux problèmes technologiques que pose le franchissement de grandes dénivellations sur de courtes distance. En segmentant la réalisation de l’ouvrage il est possible d’utiliser des dispositifs individuellement moins puissants. En effet, le problème posé par les écluses à grande chute est celui de la confection de la porte d’aval dont la hauteur est alors relativement importante. La pression exercée par l’eau au bas des vantaux et sur les vantelles lorsque le sas est plein, de même que celle sur les bajoyers supportant la porte d’aval, est d’autant plus forte que la chute est importante. Cela implique d’utiliser des matériaux plus résistants et de leur donner des dimensions conséquentes, c’est à dire de confectionner de grandes et lourdes portes, difficiles à construire et ensuite à manœuvrer, et de bâtir des bajoyers plus massifs. La construction de ces derniers demande plus de soins du fait de leur grande hauteur.
Pour sa première écluse, celle de descente en Garonne, à Toulouse, dont on posa en grande pompe les premières pierres en novembre 1667, Riquet avait prévu une chute de 4,8 m, ce qui correspond à une hauteur des vantaux d’aval de 7 m environ et une hauteur des bajoyers du sas et de la porte d’aval de 8 m. Au bout de quelque temps, le maître d’œuvre comprit qu’il avait vu trop grand. En 1670, tirant les leçons de ses premières expériences, il avait décidé de limiter la chute de ses écluses à 3,9 m (c’est celle de l’écluse de Négra à Montesquieu-Lauragais, qui est la plus forte du canal du Midi), et il adopta, le plus souvent, des valeurs voisines de 2,4 m. Reconstruisant alors les cinq écluses toulousaines, il en dédoubla trois : celles de Garonne, des Minimes et de Bayard. Il est à remarquer qu’en faisant une écluse double, c’est à dire en accolant deux sas, au lieu de construire deux écluses simples, on économise une porte d’amont. Les parements actuels de l’écluse de Laval datent du XVIIIe siècle.
Au XIXe siècle, l’écluse de Laval a été pourvue d’un pont à la suite de la porte d’aval. Il nous permet de rejoindre la route de Gardouch à Ayguesvives, et ainsi de revenir au point de départ. Au passage on peut faire un crochet par le cimetière qui est tout près de l’aqueduc du Gardigeol dont on peut ainsi aller voir la face d’entrée. En 2018, les bateliers du canal du Midi ont édifié dans ce cimetière un émouvant mémorial qui rappelle que pendant trois siècles ils ont été l’âme de cette voie d’eau si chère au cœur des Languedociens.
(1) Si l’on désire voir l’ouvrage sans faire la petite marche à pied que j’indique, on peut y accéder par une petite route qui se détache sur la droite de celle allant de Gardouch à Villefranche peu après être passé sous l’autoroute, et juste après avoir franchi le pont sur l’Hers-mort. On longe ainsi cette rivière, repasse ensuite sous l’autoroute et atteint finalement le canal avant d’arriver aux « voûtes ».